La valeur de ce qu’on sait sans le savoir
L’intelligence artificielle générative n’est plus une hypothèse.
Il y a maintenant une quantité de tâches qu’elle peut exécuter à notre place. Et qu’elle exécute d’ailleurs bien mieux que nous. Dresser une liste de vingt peintres français du XVIIIe siècle. Décrire succinctement la différence entre les réacteurs nucléaires RBMK et CANDU. Extraire les arguments principaux d’un article qui plaide contre la régulation des cryptomonnaies.
L’arrivée de l’IA sur nos lieux de travail suscite bien des questions. Dont beaucoup sont encore sans réponse. Et c’est très bien ainsi : c’est peut-être la capacité à se poser des questions, celles qu’on appelle les « bonnes » questions, qui fait (encore ?) la différence majeure entre notre intelligence humaine et l’intelligence artificielle.
Une de ces questions est celle de notre valeur ajoutée en tant qu’humains dans nos métiers. Maintenant que l’intelligence artificielle s’est invitée dans nos bureaux, que peut-on, que doit-on cultiver pour rester pertinentes et pertinents sur notre lieu de travail ?
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Exécuter ou accomplir une tâche
Ce que l’IA fait le mieux à notre place, c’est exécuter des tâches. Exécuter une tâche, c’est répondre à une demande avec un degré de précision équivalent aux instructions qui lui sont données. Ni plus, ni moins.
Pour répondre à cette demande, un outil comme Chat GPT ne peut se baser sur aucune connaissance ou compréhension intrinsèque du lieu d’énonciation, du sens de la demande, des sensibilités en présence… C’est à nous de lui fournir ces éléments.
Mais à quel point sommes-nous capables d’identifier ces éléments de contexte qui entourent l’exécution d’une tâche et de les consigner dans un prompt ? Nous en avons toutes et tous déjà fait l’expérience : le prompt que nous donnons ne capture jamais vraiment la totalité de ce contexte. C’est que nous avons de ce contexte une connaissance de situation, un savoir d’expérience que nous ne sommes pas toujours conscientes et conscients d’avoir.
C’est souvent après la rédaction d’un prompt que nous prenons conscience de toutes ces choses que nous savions, mais que n’avons pas dites. Parce que nous ne savions pas que nous les savions. Et qu’elles étaient importantes. Et c’est peut-être cela qui va nous permettre de rester pertinentes et pertinentes dans nos métiers : la prise de conscience de toutes choses que nous savons sans le savoir et leur valorisation dans la réalisation d’une tâche. L’intelligence artificielle nous pousse à expliciter ce que nous savons sans le savoir. Ne serait-ce que parce cette description fait la différence entre un « bon » et un « mauvais » prompt.
Quelles sont ces choses que nous savons sans le savoir ? Il s’agit de toutes les informations qui relèvent de notre expérience du monde. De tout ce que nous avons acquis de par notre présence et nos (inter-)actions dans ce monde. De la sensibilité que nous avons développée aux autres et à notre environnement. De nos préférences, de nos goûts qui se sont forgés au fil de temps. De nos intuitions. De nos projets. De nos valeurs. De nos émotions. Et de nos humeurs. Pour n’en nommer que quelques-unes.
À la différence de l’exécution d’une tâche, accomplir une tâche suppose de réaliser cette tâche en tenant compte de ce contexte plus vaste. Le lieu d’énonciation, le sens de la demande, les sensibilités en présence… Autant de paramètres qui ont une incidence sur la manière de répondre à une demande. Et dont nous ne sommes pas toujours conscientes. Accomplir une tâche, c’est y répondre d’une façon qui tient compte du contexte plus global de la demande, en considérant, de façon concomitante, tous les éléments (que nous jugeons) pertinents de ce contexte.
Tout se joue dans l’ajustement de la tâche au contexte. Un ajustement en fonction de ce qui est a du sens, mais aussi en fonction de ce qui crée du sens. Une question, somme toute, de « bon sens ».
Des ajustements à chaque étape
Accomplir une tâche, c’est ajuster l’exécution d’une tâche à un contexte plus vaste.
Mais quel contexte ?
Pour répondre plus précisément à cette question, on peut concevoir la réalisation d’une tâche comme une activité de communication. Avec émetteur, un destinataire, une méthode et un objectif. Suivant cette comparaison, une tâche est réalisée par quelqu’un (qui ?), pour quelqu’un (pour qui ?), en vue d’une finalité (pour quoi ?) et selon une méthode (comment ?). Ce sont ces éléments de contexte qui confèrent son sens, sa coloration particulière, sa texture à la tâche réalisée.
Il s’agit donc, dans l’accomplissement d’une tâche, d’ajuster l’exécution de la tâche à ces éléments de contexte. Ces ajustements ont lieu en amont de l’exécution, au cours de celle-ci et en aval.
Ajustements en amont
Il y a d’abord la formulation du problème à résoudre dont découle l’identification d’une tâche. Est-ce que Chat-GPT aurait pu mettre sur la bonne voie les ingénieurs qui ont eu l’idée de remplacer le moteur à vapeur par le moteur à combustion dans les trains ? Probablement pas. Il a fallu, pour parvenir à ce résultat, formuler le problème différemment. Non pas améliorer la réponse.
Prenons une tâche. Écrire un manuel pour la construction d’un moteur à combustion ou dresser la liste des stratégies marketing utiles à une entreprise qui vend du dentifrice. Avant de se lancer dans l’exécution de cette tâche, il y a une foule de questions qu’on peut se poser pour s’assurer qu’elle s’ajuste au contexte. Quelle est la finalité de ce que je m’apprête à faire ? Quelle tâche est la plus adaptée à cette finalité ? Y a-t-il des considérations relatives au contexte social et culturel de l’émetteur que je dois prendre en compte ? Quels sont les besoins du destinataire ? Quelles sont ses préférences ? Quel(s) outil(s) ou compétence(s) dois-je mobiliser pour réaliser cette tâche ? Quelles étapes sont prioritaires ? Quelles sont les contraintes à prendre en considération ? …
Une IA peut certainement répondre à certaines de ces questions. Peut-être même à la plupart d’entre elles. Mais ce qu’elle est (encore) incapable de faire, c’est de considérer ensemble ces éléments de contexte, à la manière d’une constellation. Et de les ajuster les uns aux autres et à la tâche à réaliser. Or, il se trouve que nous en sommes capables. Et que nous le faisons la plupart du temps. Parfois même tout le temps. Sans nous en rendre compte.
Ajustements en cours de route
Il y a ensuite l’exécution même de la tâche. Exécution au cours de laquelle nous pouvons également solliciter l’assistance de l’IA. Mais attention. Sachons à quoi nous attendre lorsque nous le faisons.
Certaines et certains d’entre nous peuvent éprouver un certain plaisir à exécuter une tâche. Oui, ça arrive. Dessiner un trait. Écrire un paragraphe. Trouver la formule qui débloque une incohérence sur Excel. Et l’IA a le pouvoir de nous priver de ce plaisir. Recourir à l’IA lorsqu’on tire une satisfaction de l’exécution d’une tâche revient à offrir un robot plutôt avancé à une personne férue de cuisine : il ne lui restera qu’à découper les morceaux qu’une machine mitonnera pour elle.
Quand on exécute une tâche, il arrive qu’on décide, en cours de route, d’ajuster le tir. On prend la décision de grossir un trait. On modifie la structure de l’article qu’on est en train d’écrire. On se pose la question de savoir si cette incohérence sur Excel n’est pas davantage une question de données que de formule. L’IA a également le pouvoir de nous priver de l’itération qui intervient dans la réalisation de ces tâches. Une itération qui a le potentiel d’affiner les ajustements de la tâche au contexte.
Mais il peut arriver aussi, qu’en cours de route, on décide de changer de cap. Totalement. De rejouer les cartes. De renverser les choses. Parce qu’on a mieux compris où on voulait en venir. Parce que des nouveaux éléments se sont ajoutés à l’équation. Et pour ces chambardements, l’aide que peut nous apporter l’IA est limitée. L’IA générative, comme son nom l’indique, génère du contenu, mais n’en crée pas. Sa « créativité » s’arrête à la combinaison des éléments qui lui ont été livrés pendant la période dite d’apprentissage. Ces combinaisons sont parfois inédites, c’est vrai. Mais leur caractère novateur ne dépasse pas la portée du prévisible. Là où la génération de contenu agence, parmi tous les éléments qui lui ont été fournis, ceux qui conviennent le mieux, selon des logiques probabilistes, la créativité est la capacité à produire des agencements improbables à partir d’éléments existants, parfois non corrélés, qu’on rapproche les uns des autres selon des logiques aléatoires. C’est cette créativité qui est à l’origine des idées qu’on va avoir pour débloquer des situations.
Ajustements en aval
En dernier lieu, il y a le jugement qu’on porte, une fois la tâche réalisée, sur la façon dont elle s’ajuste au contexte dans lequel elle s’inscrit. Est-ce que la tâche réalisée a atteint la finalité visée ? Est-ce qu’elle est acceptable au regard de son impact sur autrui, maintenant et plus tard ? Est-ce que la réalisation de cette tâche m’a apporté quelque chose en tant que personne ? Dans mes fonctions ?
La question de notre temps n’est plus de savoir où on trouve l’information, mais ce qu’on en fait. Et nous nous devons d’en faire quelque chose. ChatGPT ne sait pas ce qui est vrai. Ne sait pas ce qui est beau. N’a pas d’avis. N’a pas de préférence. Ne porte aucun jugement. Et n’est pas capable de prendre une décision. Le plus grand risque que nous encourions face à une IA de ce type n’est pas que nous lui posions une question à laquelle il ne sache répondre. Mais que nous lui disions « merci ». Sans nous interroger sur la pertinence de sa réponse au regard du contexte dans lequel s’inscrit, toujours, l’exécution d’une tâche.
Accomplir pour s’accomplir
Maintenant que l’intelligence artificielle est assise avec nous dans l’open space, que peut-on, que doit-on cultiver pour rester pertinents sur notre lieu travail ? La conscience de ce que nous sommes et de ce que nous savons sans le savoir.
C’est le seul conseil que nous puissions adresser à nos lectrices et nos lecteurs : valorisez, dans vos équipes, tout ce qui fait qu’une personne se distingue d’une machine. Mettez en avant tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle sait, et tout ce qu’elle fait qu’une machine est incapable de produire. Sa perspicacité. Son intuition. Son intelligence de situation. Sa passion. Sa curiosité. Ses goûts. Sa sensibilité. Ses émotions. Son humour. Ce sont ces éléments qui nous permettront de continuer à ajuster le plus finement possible ce que nous faisons à ce que nous voulons faire, au meilleur de nos humaines capacités.
Enfin, n’oublions pas la satisfaction que procure le fait d’accomplir une tâche. La satisfaction d’avoir apporté quelque chose qui vient de soi, quelque chose depuis soi, qu’une machine est incapable de générer. Cette satisfaction participe de l’estime que nous avons nous-mêmes dans nos vies et dans nos métiers. Elle participe de la pertinence que nous accordons à notre propre travail. Elle participe du sens que nous donnons et pouvons encore donner à nos métiers.
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